scène Métallos et Dégraisseurs

Par deux fois ces derniers mois, j’ai eu l’occasion d’assister à un formidable spectacle théâtral réalisé par la Compagnie dijonnaise Taxi-Brousse : Métallos et dégraisseurs. Une pièce comme un coup de poing, qui raconte l'histoire d’une usine métallurgique à travers sept générations de tréfileurs. Cent cinquante ans d'histoire, écrite à partir de témoignages d'ouvriers. Un spectacle d’une incroyable qualité, un travail d’une intensité en tout point étonnante, que je voudrais faire partager. Pour ma part, j’ai longuement interviewé le metteur en scène Patrick Grégoire, dont les propos portent une puissance artistique ET politique… qui me passionne.

 

D’où vient l’idée de cette pièce ?

Elle vient de l’envie de Raphael Thiery, comédien avec lequel j’ai travaillé. Raphael a grandi dans une petite commune où se trouvait une usine sidérurgique fondée au XIXe siècle. Le père de Raphael avait travaillé dans cette usine, comme une bonne partie de sa famille. Raphael lui-même y avait fait quelques remplacements. Lors de réunions de familles, l’usine était un sujet de discussion récurrent. Et Raphael voyait vieillir les témoins. Il pensait qu’il était temps de les interroger. De les faire témoigner. Par ailleurs, j’avais créé des spectacles à partir d’interviews dans différents milieux, et notamment avec des malades mentaux. Raphael m’a demandé si le projet de création d’un spectacle à partir de la mémoire des ouvriers de cette usine m’intéressait, j’ai dit oui. C’était parti.

 

Comment avez-vous travaillé ?

« Aux sources du théâtre, éloigné de toutes les cathédrales de la culture »

Raphael a réalisé une quarantaine d’heures d’interviews.  Je les ai écoutées. J’ai écrit. Ce qui m’intéressait dans ces interviews, ça n’étaient pas les anecdotes qui foisonnaient, c’était l’histoire racontée. L’histoire d’un immense espoir. L’histoire du capitalisme français aussi. Oui comment le paternalisme s’est transformé en brigandage. Comment la hiérarchie a fait place au projet. Le chef au communiquant.

J’ai alterné les reprises quasi brutes d’extraits d’interviews avec mon écriture pour placer ces témoignages dans une perspective historique. L’ensemble ne respirait pas la joie. Le constat était assez terrible. Or, il devait être entendu. J’ai donc travaillé sur l’humour de la forme, aussi bien dans l’écriture que dans la mise en scène. J’ai désiré revenir aux sources du théâtre, proposer une sorte de théâtre de tréteaux, jouable dans des salles des fêtes, un théâtre pour tous, exigeant, sensible et drôle. Un théâtre éloigné de toutes les cathédrales de la culture, dont le but n’est que de légitimer les pouvoirs en place.

 

Est-ce du théâtre militant, engagé et/ ou politique ?

« Proposer une autre vision du monde que celle qui nous est assénée quotidiennement »

Je revendique le terme théâtre politique. Je le revendique d’autant plus qu’il est synonyme de vulgarité, facilité, populisme pour les gardiens des cathédrales obnubilés par leur moi. Or, on ne peut pas penser le monde sans pensée politique. Je revendique aussi la nécessité. Or, depuis 2007, depuis que les Français ont élu un chef de bande en croyant élire un Président, depuis que cette bande détruit le pays sans vergogne, il est devenu non plus nécessaire mais vital de monter au créneau. Il est devenu vital de crier, comme crie naturellement celui dont on tente d’enfoncer la tête sous l’eau.

 

Le sujet de cette pièce - la dénonciation des méfaits du capitalisme libéral et l’oubli des valeurs humaines et sociales dans l’économie - est cruellement d’actualité. Quel rôle peut jouer le théâtre dans ce débat de nature politique ?

affiche Métallos et DégraisseursAlbert Cohen disait « L’écrivain engagé me fait penser à un moucheron qui voudrait déplacer une montagne. » Je ne partage pas cette vision. Il suffit de penser à Zola et son « J’accuse ». Maintenant, bien sûr, nous ne devons pas exagérer l’influence du théâtre, un art qui rassemble de plus en plus de cheveux blancs. Mais je crois que nous devons continuer à offrir des spectacles qui proposent une autre vision du monde que celui qui nous est asséné quotidiennement, qui proposent aussi un décryptage pensé loin du bruit de fond permanent.

 

Avez-vous joué dans des lieux symbolisés par leur passé industriel ?

Pas seulement, mais nous l’avons fait. Nous avons notamment joué dans une ancienne usine, et nous avons un projet en ce sens avec la ville de Dijon. J’aime les tentatives qui ont été faites en ce sens par Dario Fo en Italie. Il y avait à cette époque la possibilité de tournées loin des lieux officiels. C’est devenu plus difficile, mais pas impossible.

 

Si je vous dis transformation écologique de l’économie, cela vous parle-t-il ?

Je n’ai pas de connaissance suffisante de ce concept, un concept trop vague pour moi.

 

Si je précise un peu ma question… Dans les crises industrielles, depuis la fin du XIXe siècle et aujourd’hui encore, pensez-vous qu’une approche écologique (au sens de l’homme dans son environnement) de l’industrie puisse s’avérer être une alternative ?

« Besoin de l’homme, tout simplement »

Je dirais que nous avons besoin de l’homme tout simplement. Car c’est bien lui qui a été oublié. Il suffit de lire quelques manuels de management pour s’en convaincre. Ne sont plus manipulés que des concepts. L’abstraction domine. Et c’est l’abstraction qui régit les rapports humains dans l’entreprise, faisant fi de tout bon sens. Pour une raison simple. Prendre en compte l’humain, c’est affaiblir les théories qui, en général, sont si folles, qu’elles ne peuvent qu’être infirmées par le réel. Mais puisque seules les théories les plus folles peuvent faire espérer plus de gain aux actionnaires, il faut que leurs valets cravatés y croient. Quitte à y laisser leur santé mentale, ce qui est de plus en plus souvent le cas. On sait que la France se classe en tête des pays consommateurs d’anti dépresseurs.

L’humain est justement la dimension qui touche dans notre spectacle. L’histoire y est traitée par le biais d’une famille qui vit, souffre, espère. Une famille à laquelle j’ai tenté de donner le plus d’épaisseur humaine possible. Plus rien de virtuel. Le spectateur voir à quel point les théories élaborées dans les cerveaux des « experts » qui n’ont jamais visité une usine peuvent être destructeurs. A quel point l’usine est tout sauf un jeu vidéo.

 

Imaginez-vous une suite ou un travail de même nature sur d’autres territoires ? Je pense précisément à l’histoire de la navale à Nantes.

La suite est en gestation. Elle porte le titre provisoire de « Dégraissés et mécaniques ». « Métallos et dégraisseurs » explorait le passé, « Dégraissés et mécaniques » scrute l’avenir. C’est la rencontre de cinq licenciés qui ne peuvent plus réfléchir en d’autres termes que ceux qui leur ont été inculqués, et qui ont donc un projet de création d’entreprise alors que tout en eux et hors d’eux s’y oppose.

Nous avons décidé d’explorer la thématique « travail » pendant trois ans au moins, de 2011 à 2014, et nous proposons des actions en ce sens. N’aboutissant pas forcément à une création d’ailleurs. Mais s’appuyant toujours sur des désirs locaux, des forces locales. La rencontre avec les anciens de la navale de Nantes restera un temps fort pour nous, et il est bien évident que nous serions très intéressés par une action avec les responsables de cette association, en lien avec leur lieu.

 

Vous êtes venus à Nantes deux fois, une fois dans le cadre de ma campagne électorale Europe Ecologie des élections régionales et la deuxième lors d’un évènement culturel porté par les anciens des chantiers navals de Nantes. Que retirez-vous de ces deux passages de « métallos et dégraisseurs » dans notre région ?

« Surpris et émus par la mémoire ouvrière de Nantes »

Nous avons surpris par la chaleur de l’accueil, et par l’émotion dégagée par notre spectacle. Nous avons retrouvé des émotions proches de celles que nous avons connues quand nous avons créé le spectacle, dans le village même où se trouvait l’usine, devant les anciens de l’entreprise, les interviewés. Quand nous jouons dans l’agglomération dijonnaise, l’accueil est très chaleureux, mais il n’y a pas cette d’émotion supplémentaire, profonde, des gens qui ont connu l’histoire que nous racontons, qui ont connu cet attachement tout à coup brisé à un métier, une corporation. Nous avons découvert qu’il y avait à Nantes une véritable mémoire ouvrière, ce que ne laisse pas forcément voir la ville quand on la connait superficiellement. C’est pourquoi nous reviendrons avec grand plaisir. C’est pourquoi nous vous remercions de nous avoir offert ces opportunités de nous éloigner de nos bases pour créer d’autres liens, à la fois artistiques et humains. Des liens qui donnent un sens à notre métier, lequel, de plus en plus, pour mériter subvention, doit montrer patte froide.

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